Incroyable mais vrai. Après 17 albums et autant d’années de carrière, une multitude de prix prestigieux au compteur et des concerts dans les plus grandes salles du monde, le trompettiste virtuose de 41 ans a toujours le trac avant de monter sur scène. « J’ai l’impression d’être encore tout jeune ! J’ai autant de stress et d’excitation, toujours aussi peur que les gens n’apprécient pas, mais c’est un stress sain, un bon trac. »
La tournée américaine d’Ibrahim Maalouf commence, d’abord au Canada (Montréal, Québec City et Toronto) puis aux États-Unis (Boston, New York, Washington, Los Angeles et San Francisco). « Je suis ravi car j’ai peu l’habitude de jouer en Amérique du Nord. À part à New York, qui est la capitale du jazz, les gens me connaissent peu aux États-Unis. J’ai l’impression de me présenter sur scène en disant : “Bonjour je suis Ibrahim Maalouf et je suis trompettiste”, c’est très frais et très chouette. »
S’il semble difficile d’imaginer devoir encore présenter le jazzman franco-libanais, tentons d’en dresser un portrait succinct mais fidèle. Ibrahim Maalouf, c’est d’abord un objet : la trompette, à 4 pistons (la traditionnelle n’en a que 3) offrant la possibilité de jouer les quarts de ton, essentiels à la musique arabe. Une création de son père, Nassim Maalouf, lui-même trompettiste, qui lui a mis la main à l’instrument dès ses 7 ans. « Enfant, je n’aimais pas la trompette, je trouvais que ça cassait les oreilles. Mon père jouait fort, avec un son aiguë, la trompette haute dans la plus grande tradition française, ça ne me ressemblait pas, moi qui était timide et introverti. Ce que j’aimais, c’est que mon père s’intéresse à moi. »
Mû par cette recherche du regard paternel, le jeune Ibrahim travaille son répertoire classique avec des facilités évidentes, le menant à accompagner son père en tournée dès ses 8 ans. « Le voir fier de moi, c’est ce qui m’a fait continuer. Jusqu’au jour où la trompette m’a adoptée et j’ai accepté qu’elle m’aille. » C’était en mars 2002. Le musicien a 21 ans, et vient de remporter un nouveau concours de trompette à Fairfax, aux États-Unis. Pourtant, il reste hésitant sur la voie à suivre. Depuis toujours, l’enfant né en pleine guerre civile au Liban nourrit des rêves d’architecture.
Dans sa chambre, à Etampes en Essonne, où il grandit à partir de ses 5 ans, il tapisse ses murs de posters des Twin Towers à New York, et de collages du Beyrouth qu’il projette de reconstruire. « Je rêvais d’en faire le New York du Moyen-Orient. » Il se rend donc à New York, dont le symbole de liberté a été rasé six mois auparavant, le 11 septembre 2001. « J’étais là, face à Ground Zero, et j’ai eu une révélation : on peut détruire des bâtiments mais on ne peut pas détruire une mélodie. Ce jour-là, j’ai choisi la trompette, j’ai choisi de construire une culture qui se voit les yeux fermés. »
Au-delà de la double culture occidento-orientale à laquelle on le limite parfois, la culture d’Ibrahim Maalouf est plus universelle, celle d’un rapport à la musique instinctif et libre, inculquée par sa mère pianiste, Nada. « En parallèle de l’éducation musicale très stricte et classique de mon père à la trompette, j’ai eu la chance d’apprendre au piano avec ma mère à vivre la musique, à exprimer ce que je ressentais, sans avoir peur de me tromper. »
Un art de l’improvisation au cœur de son œuvre artistique, et qu’il cherche à prodiguer au plus grand nombre : création en 2011 de la première classe d’improvisation musicale au Conservatoire Régional de Paris et au Pôle Supérieur Paris Boulogne, parution en 2021 d’un essai pour le grand public « Petite philosophie de l’improvisation » (Ed. des Equateurs), fondation en 2022 du premier orchestre classique d’improvisation, le Free Spirit Ensemble… « On a tous cette capacité naturelle en nous, mais on vit dans un monde où on refuse l’erreur. Or personne ne peut construire, ne peut créer sans se tromper ! L’improvisation c’est l’ADN de l’acceptation de soi et des autres. » Une philosophie de vie au cœur d’ailleurs de son dernier album « Capacity to love ».
Car Ibrahim Maalouf, c’est aussi une musique engagée. Dans les actes : en composant un hymne à la mémoire des victimes des attentats de 2015, chanté par Louane lors d’un hommage national; en remontant le premier sur la scène du Bataclan, avec Sting, après les attentats du 13 novembre; en (ré)interprétant La Marseillaise devant 6 millions de téléspectateurs au pied de la Tour Eiffel le 14 juillet 2021… Dans ses morceaux, évidemment : sa reprise de Beyonce, «Run the World », mise en images dans un clip féministe; la musique du film documentaire de Xavier de Lauzanne, « 9 jours à Raqqa », mettant en avant le combat d’une femme maire pour reconstuire sa ville sous l’Etat islamique; son dernier titre « Money », avec le rappeur Erick The Architect, dénonçant le pouvoir de l’argent…
« Avant, je trouvais que dire que ma musique était engagée était d’une banalité absurde. Aujourd’hui, je ne m’en cache plus. Peut-être parce que je suis né, en pleine guerre, sous les bombes, j’éprouve une sorte d’urgence à faire en sorte que les gens s’entendent. » Pour arriver à cela, il faut faire (ré)entendre. Ibrahim Maalouf ouvre son 17e opus sur le discours final de Charlie Chaplin dans « Le Dictateur ». « C’est un texte que j’aime beaucoup et qui, 80 ans plus tard, est malheureusement toujours autant d’actualité. »
La conclusion est laissée à Sharon Stone qui énonce un texte écrit par ses soins faisant écho à celui de Chaplin. « J’avais envie de clôturer l’album sur la voix d’une femme puissante, et profondément libre, avec un message déjà entendu, mais qu’il faut rabâcher encore et encore puisqu’il n’est toujours pas intégré. »
Au total, 14 titres et autant de collaborations : D Smoke, Dear Silas, M, Flavia Coehlo… « J’ai rencontré des artistes qui m’ont donné envie de sortir de ma zone de confort, de me confronter à quelque chose que je maîtrise moins. Je n’ai pas envie de devenir un spécialiste de ma spécialité, mais plutôt de faire les choses à ma façon, sans copier. »
Résultat : un album « plein de couleurs », à la croisée des chemins du rap, du hip-hop et du R&B, avec pour ligne directrice la trompette. « J’ai grandi avec Snoop Dog, IAM, NTM… Cette musique, c’est ma génération, mais je n’avais encore jamais osé car j’avais l’impression de ne pas être légitime. En grandissant, on se dit qu’on n’ a plus de temps à perdre. » Un temps qui semble extensible pour le compositeur/interprète/arrangeur/producteur, menant mille projets à la fois. Un artiste touche-à-tout et toujours surprenant, jamais là où on l’attend. Qui sait s’il n’est pas lui-même le premier surpris.