Etes-vous heureux au travail ? C’est sur cette question fondamentale que la metteure en scène, Justine Lequette, invite à se pencher, avec sa pièce “J’abandonne une partie de moi que j’adapte”, jouée à Montréal pour la première fois du 28 août au 7 septembre.
Le temps de neuf représentations à la salle Fred Barry du Théâtre Denise-Pelletier, le public montréalais va pouvoir découvrir une œuvre théâtrale au drôle de titre : “J’abandonne une partie de moi que j’adapte”. C’est faire référence à une phrase prononcée par un des protagonistes de Chronique d’un Été, le documentaire français où, en 1961, les cinéastes Edgard Morin et Jean Rouch jetaient les bases du “cinéma vérité” en posant des questions sur leur vie quotidienne aux passants. “Un ouvrier raconte face à la caméra que lorsqu’il part travailler, il abandonne une partie de lui-même, qu’il adapte, et qui est bien différente de son autre moitié, celle quand il rentre chez lui le soir. J’ai voulu interroger cette dichotomie”, explique Justine Lequette.
Dichotomie, qui, selon elle, serait plutôt récente dans l’histoire. “Si l’on prend l’exemple d’un paysan autrefois, il y avait une continuité entre son identité et son travail de paysan. Alors qu’aujourd’hui, le travail peut devenir déconnecté d’une certaine humanité : il s’invite même parfois dans les congés payés, ce qu’on appelle les vacances”.
Dans la continuité de Chronique d’un été, la metteure en scène reprend les questions clés des entrevues du documentaire. Avec quatre comédiens, issus du Conservatoire Royal de Liège comme elle, la trentenaire propose de traiter la question du bonheur aujourd’hui, mise en lien avec le travail. “Dans la première partie de la pièce, les acteurs s’amusent à retrouver l’atmosphère des années 1960 du film. Puis, la deuxième partie invite à s’interroger sur ce qu’il en est aujourd’hui”. Le documentaire d’Edgar Morin et Jean Rouch, dans la veine du situationnisme, interrogeait la vie quotidienne des gens pour voir ce que l’on peut changer. Mais Justine Lequette considère que les problématiques actuelles sont différentes de celles des années 1960, où “l’émergence de la société de consommation créait une rupture”. Le message, lui, se veut engagé. “L’objectif de ce spectacle, c’est de repolitiser la question du bonheur, d’en faire une question sociologique active”, revendique-t-elle. Et regrette que cette question de “bonheur au travail” soit aujourd’hui posée uniquement du côté du développement personnel, “sans questionner la structure dans laquelle on vit”.
L’idée phare du spectacle a émergé lors de la production d’un projet de fin d’étude de sa formation à l’École Supérieure d’Acteurs de Liège (ESACT), dont elle sort diplômée en 2016. Le sujet ? Un solo carte blanche pour répondre à la question “qu’est ce que tu as besoin de dire au monde ?”. C’est alors que Justine Lequette choisit le documentaire Chronique d’un été comme matériel pour interroger le bonheur en lien avec le travail. “Avant ma formation d’actrice, j’ai fait 8 ans d’études de droit à Lille et travaillé deux ans en études notariales. Puis j’ai fait un burn out. Je ne raconte pas mon histoire personnelle sur le plateau, mais Chronique d’un été a constitué un outil important pour raconter ce que j’avais à dire”. Une fois sortie de l’école, la carte blanche devient spectacle, auréolé d’un réel succès, jusqu’à être couronné de succès au Festival Off d’Avignon en 2018 et être lauréat du Prix Impatience.
Si la jeune femme originaire du Nord de la France s’est frottée à différents publics européens, c’est la première fois que la pièce sera jouée Outre-Atlantique. “J’ai hâte de savoir comment le public montréalais va réagir, à quel moment il va le faire, pour comprendre son rapport au travail”. Car le propre du théâtre, c’est l’interaction avec public. “En deux ans de tournées, principalement en France et en Belgique, la société a évolué”, se souvient la metteure en scène. “Au moment des gilets jaunes, nous avons senti lors d’une des scènes une résonance particulière chez les spectateurs. Ce sont des moments très vivants, enrichis des débats après la représentation”. Alors qu’en Allemagne, “les gens étaient fascinés par une scène qui renvoie au syndicalisme, car c’est un pays où la culture syndicale est quasi-absente”.
Si Justine Lequette va vers la réalisation, elle ne renonce pas pour autant à être actrice. « Avant tout, j’adore l’écriture collective, où l’on essaye, on fait un travail de recherche ». Entre écriture de plateau et effluve de Nouvelle Vague, le spectacle « J’abandonne une partie de moi que j’adapte » s’inscrit donc dans cette veine. D’ailleurs, pour son prochain projet, Justine Lequette travaille avec un autre collectif. « Je me lance dans l’écriture pour apprendre », explique-t-elle. Car Justine Lequette, elle, n’a pas voulu abandonner ce qui lui tient à cœur : le travail d’écriture.