La réalisatrice française Amandine Gay nous confiait, lors de la sortie de son documentaire “Ouvrir la voix”, avoir allégé son quotidien depuis son installation à Montréal. “Dès que j’arrive en France, je dois montrer mon sac dans les magasins. (…) La première fois que j’ai montré mon sac à une caissière ici, elle n’a pas compris ce qui se passait !“, soulignait-elle. Peut-on pour autant affirmer qu’il n’y a pas de racisme au Québec ? Pas tout à fait, selon les témoignages que nous avons recueillis.
Un frein pour l’accès à l’emploi ou au logement
C’est lors d’une entrevue pour “une assez grosse boîte” québécoise que Joël Nawej a été victime, pour la première fois, de racisme. “Pendant l’entretien, le recruteur québécois “de souche”, comme on dit, me regarde et me lance : vous là, vos cheveux, ils sont toujours coiffés de même ?“, se souvient le jeune homme né au Congo, qui forme des cadres dans la sphère corporative.
Joël Nawej a par ailleurs été plusieurs fois témoin de discriminations à l’embauche pendant son parcours professionnel au Québec, basées parfois sur les noms de famille des candidats. “J’ai connu des boîtes où ils ne voulaient pas de noirs, pas d’arabes, pas de latinos, pas d’indiens : seulement des Québécois d’ici. Encore faut-il savoir ce que cela signifie…“, raconte le jeune homme, qui a lancé la plateforme Mindnagement pour, au contraire, favoriser l’inclusion et la diversité. “Il faut conscientiser les gens aux réalités de la diversité. Je les aide à comprendre comment cela fonctionne dans la tête d’un recruteur en fonction de ce qu’on est : homme, femme, noir, blanc, etc. Tant qu’à me battre, autant le faire en lançant ma propre entreprise avec les valeurs que je défends, quitte à finir fauché !“.
Cécile Lazartigues, de son côté, est régulièrement témoin de discriminations à l’emploi au Québec. “La vérité c’est que, malgré des profils très intéressants, le fait que certain·es candidat·es soient noir·es ne passe pas toujours. Cela arrive aussi au Québec, contrairement aux idées reçues ! Pour certains postes, faire partie d’une minorité visible peut s’avérer être un atout non négligeable mais rien n’est jamais gagné”, nous a confié la consultante interculturelle, qui se sent souvent impuissante. “La discrimination à l’embauche ne concerne pas seulement les noir·es mais toutes les personnes jugées un peu “exotiques”. Il m’arrive régulièrement de faire partie de panels d’invités où il n’y a jamais de personnes arabes ou asiatiques, par exemple. C’est dingue !”, déplore la Française qui a pris l’habitude d’inviter ses collègues issus de minorité visible à se joindre à elle.
Des études, publiées ces dernières années, confirment ces obstacles. L’une, menée en 2012 par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), a reposé sur l’envoi de 2 CV identiques avec deux noms différents pour répondre à 600 offres d’emplois. Il en est résulté qu’avec un même CV, les candidats avec un nom de famille québécois francophone avaient 60% plus de chances d’être convoqués à un entretien d’embauche que ceux qui portaient un nom à consonance africaine, arabe ou latino-américaine.
Le même organisme a par ailleurs révélé en 2017 que le nombre de plaintes pour discriminations lors de la recherche de logement avait augmenté de 35% au Québec entre les périodes 2006-2011 et 2011-2016, le tiers d’entre elles concernant des discriminations liées à l’origine ethnique ou la couleur de la peau.
Le racisme systémique au Québec, notamment dans la sphère culturelle
Dans le milieu culturel et artistique, le Québec a également encore du chemin à faire si l’on en croit rapport de Diversité artistique Montréal (DAM), basé sur une soixantaine de témoignages et dévoilé en novembre 2018. “On n’imagine pas encore qu’un médecin, policier ou enseignant noir, ça existe au Québec“, déplore Jérôme Pruneau, ethnologue et directeur Général de Diversité artistique Montréal, pour qui l’étape indispensable au changement est d’abord une prise de conscience de la présence du racisme systémique au Québec. “On parle de systèmes et non d’individus (…), de mécaniques administratives et organisationnelles, de processus liés au recrutement ou aux formulaires par exemple“, explique le directeur pour bien définir cette notion de racisme systémique.
Il prend pour exemple la série “30 Vies”, où chaque saison un professeur différent, mais toujours blanc, intervient dans une école secondaire pour aider des jeunes. Il évoque également la série “Unité 9”, fiction tournée dans un milieu carcéral : “Il n’y avait qu’une seule actrice noire dans la première saison de la série, et encore, c’était la méchante”, remarque le directeur. Il souligne le manque d’adéquation de ces séries à la fois avec la réalité et avec le public, dont une partie se tournera plutôt vers des productions américaines, plus inclusives.
” (…) un Québécois, c’est juste un immigrant avec de l’ancienneté !“”
Selon Jérôme Pruneau, l’histoire du Québec joue pour beaucoup dans ce qu’il perçoit comme un sytème inconscient de défense de la culture québécoise. “Historiquement, le Québec a toujours mis en place des mécanismes de défense, de la langue française notamment, par rapport à un oppresseur anglophone (…). Aujourd’hui, à l’inverse, ces mécanismes de défense sont tellement bien implantés et participent tellement à l’identité québécoise, qu’on n’en sort plus. On va par exemple dire à quelqu’un qui a un accent hispanophone qu’il n’a pas l’accent québécois et qu’on ne va pas lui trouver de rôle“.
Une mentalité dont la langue peut être le reflet. “Les expressions “Québécois pure laine” ou “de souche” sont dramatiques et veulent tout dire (…), estime l’ethnologue. Les “nous autres”, “vous autres”, “eux autres”, c’est comme s’il n’y avait qu’une identité blanche fantasmée, homogène, au Québec“, analyse Jérôme Pruneau. Je dis souvent : un Québécois, c’est juste un immigrant avec de l’ancienneté !“.
Le directeur se montre néanmoins optimiste sur la volonté de changement d’un grand nombre d’acteurs du milieu culturel et artistique, à commencer par les grandes institutions culturelles qui doivent donner l’exemple.
Une évolution plutôt positive, mais en zigzags et hétérogène
“Ça évolue et ça régresse en même temps, j’ai l’impression“, constate pour sa part Joël Nawej, qui n’a jamais été tenté par l’idée de s’installer en France. “Ici, j’ai grandi avec beaucoup de Français originaires de banlieue parisienne, j’ai écouté les mêmes musiques de rap et rien qu’en écoutant certaines paroles, ça ne me donnait aucune envie d’y aller. Me faire contrôler tous les jours parce que je suis noir ? Non merci !”.
Ania Ursulet, fondatrice et présidente de FrancoKaraïbes et ex-coprésidente de Diversité artistique Montréal (DAM), estime quant à elle qu’on ne lui a jamais autant rappelé qu’elle était noire que depuis qu’elle est au Québec. “Il y a ces fameuses cases à remplir dans certains formulaires : “Faites-vous partie d’une minorité visible ?”. En France, j’étais une simple enfant de la République et ça m’allait très bien !”, revendique la mère de famille qui aimerait qu’on la prenne pour ce qu’elle est, à savoir une humaine comme les autres et non pour “une noire”. “Au cours de ma vie, j’ai rarement été victime de racisme sans doute grâce à mon milieu d’origine et mon éducation. Mais j’ai l’impression que je n’ai pas le droit de le dire ! Comme s’il fallait que je sois forcément du côté des victimes”.
Mariam Hassaoui, professeure de sociologie à l’Université TÉLUQ et chargée de cours à l’UQAM, estime pour sa part qu'”il y a globalement une amélioration (…). On en parle, on le sait, tout n’est pas réglé mais maintenant il y a des études, de plus en plus de témoignages (…) et même des poursuites judiciaires et c’est très intéressant car il y a une ouverture. En fait, c’est plus facile pour certaines catégories de la population et plus difficile pour d’autres, notamment à cause de l’islamophobie contre toute personne qui a l’air musulmane, qui touche surtout les femmes voilées et beaucoup plus qu’il y a dix ans“.
Selon la professeure, l’histoire du Québec et de la défense de sa culture mais aussi de sa langue sont de faux problèmes instrumentalisés pour réveiller des réflexes intolérants. “Le populisme joue beaucoup sur cette corde, utilise cette fragilité (…) alors qu’il n’y a pas péril en la demeure”.
Au moment de leur arrivée, selon le portrait établi par le Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, 52,2% des immigrants déclaraient connaître le français en 2013-2017 et les Français étaient en deuxième position dans le classement de l’immigration selon le pays d’origine (8,5%), presque à égalité avec la Chine. Au total, le recensement 2016 de Statistique Canada a permis d’évaluer le pourcentage d’immigrés dans la population du Québec à 13,7 %.
Le Baromètre Cirano 2018 offre un éclairage intéressant sur la perception de l’immigration par les Québécois : 68% de la population y voit des bénéfices mais seulement 59% se montre favorable à l’immigration. Plus le niveau de scolarité augmente, plus le niveau de risque perçu pour l’immigration diminue. À noter que “les francophones sont de façon significative les plus nombreux à percevoir un risque grand ou très grand pour l’immigration (50% d’entre eux, contre 36% des anglophones et 31% des allophones)”, précise le rapport.
Meilleur élève que la France, le Québec ? Le débat est ouvert. Une chose est sûre : contrairement à l’idée reçue souvent véhiculée d’un Québec très ouvert et 100% inclusif, il lui reste, comme la plupart des pays à travers le monde, du chemin à faire.
Par Isabelle Delorme et Daisy Le Corre.