Les serveurs du Québec ressentent déjà les secousses causées par le projet de loi sur l’encadrement des pourboires. Si cette nouvelle législation vise à alléger la facture pour les consommateurs, les employés en restauration dénoncent un manque de considération pour leur secteur encore affaibli par la pandémie. L’équilibre entre l’intérêt des consommateurs et la santé économique des travailleurs semble encore à trouver.
De plus en plus de bars et de restaurants suggèrent un pourboire minimum de 18% alors que jusqu’ici, la norme était établie à 15%. De nombreux consommateurs s’insurgent d’être incités à donner un pourboire à leur boulanger ou à un comptoir de fast-food. Selon un sondage de l’Institut Angus Reid, 83 % des Canadiens considèrent que trop d’établissements demandent des pourboires. Une chose est certaine, la confusion règne encore au sein de la population en ce qui concerne les pourboires.
« Tout ce système n’est pas clair, et cela peut donner lieu à des questionnements qui nous font nous sentir mal. Cela nous rendrait service s’il y avait plus de transparence et d’informations pour nous guider », estime Laure Saulais, professeure titulaire au département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation de l’Université Laval.
C’est pour cette raison que le projet de loi 72 a été déposé. Pour réguler le système de pourboires et simplifier la vie des consommateurs. Si la nouvelle législation entre en vigueur, les commerçants devront se conformer à plusieurs nouvelles règles :
Et la réforme ne s’arrête pas là. Elle vise aussi à clarifier l’affichage des prix, notamment pour les produits taxables. Certains produits, comme les fruits, légumes, ou viandes, ne sont pas taxables au Québec. En revanche, des produits transformés comme le lait aromatisé ou le poulet rôti le sont. Vous voyez le casse-tête pour le consommateur ! La loi obligera les commerces à mentionner si un produit est taxable, ou non. Et en attendant, on peut se fier à cette liste pour s’y retrouver.
Si cette loi est le fruit d’une intention bienveillante envers la population, elle risque toutefois de peser sur le salaire des employés en restauration comme les barmans et les serveurs.
Actuellement, les travailleurs à pourboire gagnent un salaire minimum spécifique de 12,60 $ de l’heure, soit 3,15 $ de moins que le salaire minimum classique, qui s’élève à 15,75 $. Ce différentiel est prévu pour être compensé par les pourboires, mais si la loi décourage les clients à en donner, certains serveurs pourraient y perdre gros.
Une partie de l’industrie de la restauration se sent lésée, voire insultée par cette loi. C’est notamment le cas de Jules Bourgeon, serveur dans la restauration à Montréal depuis cinq ans. « Quand on nous parle de protection du consommateur, on insinue qu’on essaie de tromper nos clients », dénonce-t-il. Ce français déplore le ton accusateur du gouvernement : « On est devenus le problème du consommateur, c’est dur à entendre ».
Charles-Antoine Olivier, serveur à la SAT de Montréal, partage aussi certaines craintes. Pour lui, le projet de loi pourrait décourager certains travailleurs de rester dans le métier : « Si je passe la nuit à travailler jusqu’à 4 ou 5 heures du matin, je m’attends à un certain standard de salaire. Si ça ne vaut plus la peine de se mettre dans des conditions difficiles, c’est malheureux, mais certains ne seront plus tentés. »
« Dans le secteur de la restauration il y a déjà un gros problème de recrutement de main d’œuvre. Si on commence à enlever les mécanismes incitatifs, c’est délicat », confirme Laure Saulais.
Par ailleurs, une serveuse d’un établissement de renom du centre-ville de Montréal que nous appellerons Marie*, craint que sa profession perde encore plus de son attrait. « Normalement, l’avantage du service au Québec, c’est qu’on peut bien en vivre », explique-t-elle. Cette dernière pointe également du doigt le récent gel des visas pour les travailleurs temporaires, qu’elle considère comme un premier coup dur pour l’industrie : « Ces deux lois combinées sont d’excellents démotivateurs à demeurer au pays », estime-t-elle. Les emplois en service ont en effet toujours attiré de nombreux travailleurs étrangers.
« L’industrie de la restauration a beaucoup subi le retour de la pandémie », renchérit Jules Bourgeon, qui attend depuis plusieurs années que la province tende la main à l’industrie de la restauration.
Voilà par exemple plusieurs années que l’Association Restauration Québec demande à Québec de légiférer concernant les réservations non honorées par les clients, les « no-show ». L’ARQ considère que le projet de loi 72 est une occasion manquée d’encadrer cette pratique qui s’est répandue depuis la fin de la pandémie.
Le flou entourant les normes de pourboire dépasse largement le cadre de la restauration. Faut-il laisser un pourboire à son coiffeur, à son livreur d’épicerie ou à son chauffeur de taxi ? Ce n’est pas toujours évident. Et bien souvent, l’inconfort ressenti par le consommateur l’empêche de poser des questions.
Selon Laure Saulais, il est possible d’être plus transparent sans pour autant couper dans les salaires des employés. La professeure croit qu’un affichage clair dans les établissements sur la rémunération des employés et sur la répartition des pourboires au sein de l’équipe pourrait changer la donne.