« Le Vieux-Québec résiste au Bonjour-Hi », « La formule Bonjour-Hi va-t-elle disparaître ? », « Le Bonjour-Hi gagne du terrain à Montréal »… une chose est certaine, cette formulation fait fortement jaser dans l’univers médiatique québécois. Bonjour-Hi ! Vous avez sûrement déjà été accueilli ainsi par des commerçants, surtout dans les quartiers touristiques de Montréal. Peut-être que cela vous laisse indifférent, mais plus d’un Québécois a déjà frémi face à cette salutation bilingue. Pourquoi l’emploi de l’anglais aux côtés du français dérange-t-il une partie de la population québécoise ? C’est notre question (pas si) bête de la semaine.
Des citoyens s’indignaient dans les médias en 2016, les députés en ont débattu à partir de 2017 et, il y a peu encore, la direction de la Société des Alcools du Québec rappelait à ses employés d’abandonner le « Bonjour-Hi, Suivant-Next » comme formule d’accueil. Si ce débat reste vif au Québec, c’est parce qu’il renvoie à un enjeu de taille, celui de la protection de la langue française.
« Au Québec, il y a cette hantise, cette peur de perdre notre langue », lance la sociolinguiste Julie Auger, professeure titulaire au département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal, qui perçoit la réaction des Québécois à l’emploi du Bonjour-Hi comme un symptôme de cette inquiétude. « Certains craignent que si on dit Bonjour-Hi, des personnes feront le choix de s’exprimer en anglais alors qu’elles se seraient peut-être exprimées en français autrement ».
Si l’incursion de l’anglais dans l’espace public préoccupe, cela résulte de divers facteurs interconnectés. Le terme Bonjour-Hi reflète des dynamiques complexes de la société.
La langue française est un symbole puissant. L’identité québécoise s’est façonnée et a su se distinguer du reste de l’Amérique du Nord en grande partie grâce à elle. « Le Québec est vraiment noyé dans une mer anglophone », commente Julie Auger.
L’idée n’est pas de se montrer radical, mais de se rappeler le poids de l’histoire. « Il n’est pas question d’interdire l’usage de l’anglais, mais pendant des décennies les acteurs de la société civile se sont battus pour renverser la situation au Québec », soulève le démolinguiste Jean-Pierre Corbeil, professeur associé au département de sociologie à l’Université Laval,.
En effet, jusqu’à la fin des années 1970, l’anglais prédominait dans l’espace public. « Montréal avait un visage anglophone, il y avait un mépris flagrant du français », affirme Julie Auger. En 1977, l’adoption de la Charte de la langue française – loi 101 – a entériné l’unilinguisme français dans toute la province.
L’un des symboles de ce mépris pourrait être l’histoire du célèbre hôtel montréalais Fairmont Reine Elizabeth. Dans les années 1950, président de la compagnie ferroviaire Canadien National, Donald Gordon, a souhaité le nommer Queen Elizabeth, en l’honneur de la reine fraîchement couronnée. Une pétition de 250 000 signatures demanda que l’établissement porte plutôt un nom français. « La pétition a été complètement ignorée », raconte Julie Auger. L’hôtel a ouvert ses portes en 1958 avec un nom anglais. La professeure fait également allusion à une époque où des employés d’enseignes comme le magasin Eaton (fermé depuis 1999) ne servaient leurs clients qu’en anglais.
Un autre élément vous a peut-être frappé à votre arrivée au Québec : les panneaux de signalisation « arrêt ». À l’époque, ils affichaient « stop » dans l’espace public, puis sont passés à « arrêt – stop » avant d’abandonner définitivement l’anglais. « Je crois que c’était perçu comme une forme d’agression linguistique », souligne Julie Auger. En somme, le Bonjour-Hi semble faire le même effet aux Québécois qu’un panneau « stop » il y a cinquante ans.
Même si le français s’est imposé comme langue officielle, l’anglais n’a pas pour autant disparu. « Le français ne sera jamais sorti du bois au Québec, il faudra toujours rester vigilant », précise Julie Auger. Certains Québécois craignent un déclin de la langue, Jean-Pierre Corbeil préfère parler d’une « fragilité intrinsèque » et d’une nécessité de la protéger.
Jean-Pierre Corbeil rapporte qu’un tiers des 520 000 immigrants temporaires du Québec, qui se trouvent principalement dans la région de Montréal, déclare ne pas être en mesure de converser en français. Ses études lui ont permis d’affirmer que les mouvements migratoires ont un impact significatif sur l’usage du français dans l’espace public. En 2021, 95% de la population québécoise était capable de parler français, dont environ 60% des résidents temporaires.
Ce dernier souligne également la difficulté pour le français de s’implanter dans l’espace privé. « Beaucoup d’immigrants utilisent leur langue maternelle à la maison et le français dans la vie de tous les jours », explique-t-il. Selon lui, la moitié des immigrants présents depuis plus de vingt ans continuent d’utiliser leur langue maternelle chez eux. Il faut parfois plusieurs générations pour que le français pénètre l’espace familial des non-francophones.
De plus, Jean-Pierre Corbeil note qu’avec la croissance importante de l’immigration temporaire ces dernières années, notamment pour répondre à la pénurie de main d’oeuvre, beaucoup d’employeurs ont embauché des travailleurs ne maîtrisant pas le français. Il précise toutefois que malgré une tendance croissante à offrir un accueil bilingue, 96% des commerces restent en mesure de servir leur clientèle en français.
« Plusieurs ne se rendent pas compte du côté pernicieux de l’utilisation de plus en plus fréquente de l’anglais. Il faut prendre conscience qu’en l’utilisant dans l’espace public sans faire la promotion du français, on le fragilise », souligne Jean-Pierre Corbeil. Il faut trouver un moyen de valoriser le français par rapport à l’anglais, qui jouit d’une forte popularité notamment auprès des jeunes – François Legault se faisait d’ailleurs récemment remarquer à l’Assemblée à ce propos.
Selon Jean-Pierre Corbeil et ses collègues co-auteurs de l’essai Le français en déclin ? Repenser la francophonie québécoise, il est temps de redéfinir (et élargir) la notion de francophonie, en tenant compte notamment de la présence croissante de familles immigrées non-francophones. « On appelle à composer avec la montée du plurilinguisme au Québec », précise Jean-Pierre Corbeil. Nous serions donc confrontés à un choix. « Soit on s’enferme dans cette logique de déclin de la population d’ascendance canadienne-français et donc du français, soit on s’adapte au fait que les dynamiques migratoires récentes aient influencé le recul du français dans l’espace public », ajoute ce dernier.
Face à cette montée du plurilinguisme, le démolinguiste n’invite pas à reléguer le français au second rang. Au contraire, il préconise de trouver des solutions et de mener un travail de valorisation et d’intégration pour promouvoir l’importance de la francophonie auprès de l’ensemble de la population. Il est sceptique quant au discours gouvernemental qui semble exclure les anglophones du débat sur la francophonie. « Les anglophones du Québec finissent par se dire qu’ils ne sont pas québécois », déplore Jean-Pierre Corbeil.
Selon lui, la valorisation de la langue française implique notamment d’adapter le processus de francisation aux besoins du public. « Il y a une réflexion à mener pour améliorer la conciliation francisation, travail, famille », estime-t-il.
Cependant, il n’est pas question non plus d’interdire l’anglais au Québec, mais plutôt de faire en sorte que les Québécois fassent le choix du français. Jean-Pierre Corbeil prône la création d’incitatifs et la promotion des bienfaits de la culture francophone. « En créant l’Office québécois de la langue française, la province a choisi de promouvoir une langue de prestige liée à une production culturelle riche. », souligne de son côté Julie Auger.
La controverse autour du Bonjour-Hi transmet un message symbolique qui suggère de continuer à promouvoir le français. Nous n’avons pas fini d’en entendre parler dans le paysage médiatique.
Julie Auger est sociolinguiste. Elle est professeure titulaire au département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal .
Jean-Pierre Corbeil est un spécialiste de la démolinguistique. Il est professeur associé au département de sociologie à l’Université Laval, ancien responsable du programme de la statistique linguistique de Statistique Canada et chercheur associé à l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone. Il a récemment co-dirigé Le français en déclin ? Repenser la francophonie québécoise, un essai publié en novembre dernier.