La grogne contre la mesure gouvernementale de fermeture des frontières prend de l’ampleur chez les Français hors de France. En plus de pétitions et de tribunes, au moins deux recours ont été déposés auprès du Conseil d’État de la part de Français résidant aux États-Unis contre le décret du 30 janvier, qui empêche les ressortissants français hors Union-européenne de retourner sur le territoire national (et de le quitter) s’ils ne justifient pas d’au moins un motif impérieux d’ordre familial ou professionnel (listés ici). Annoncée par le premier ministre Jean Castex le 29 janvier, la mesure a été prise pour lutter contre la circulation du virus et l’arrivée de variants très contagieux.
L’avocat français de New York Pierre Ciric, auteur de l’un des recours déposé au nom de plusieurs élus français aux États-Unis, argue que cette interdiction “met en danger le droit fondamental « général et absolu » de retour sur le territoire français“, garanti par le droit européen et international aux ressortissants. L’autre, dont l’auteur souhaite rester anonyme, estime notamment que la mesure “bafoue le principe d’égalité“, car les Français établis au sein de l’Union ont toujours accès au territoire national sur présentation d’un test PCR négatif de moins de 72 heures.
“J’ai toujours dit aux Français de l’étranger: votre pays ne vous empêchera jamais de rentrer. Aujourd’hui, l’inimaginable s’est produit“, s’exclame Yan Chantrel, élu à l’Assemblée des Français de l’Étranger (AFE) qui, lui, a mis en ligne une pétition adressée à Emmanuel Macron. “Le gouvernement a pris une décision qui va à l’encontre des valeurs du pays“. Lundi, la pétition avait recueilli plus de 13.000 signatures. Un autre collectif a lancé une pétition similaire, que les inscrits sur les listes électorales consulaires ont reçue par email au cours du week-end.
Constitutionnel ou pas?
Au-delà du symbole, l’État français peut-il limiter à la présentation de motifs impérieux le retour de ressortissants dans leur pays ? “Ce n’est pas une question simple“, explique d’emblée Serge Slama, professeur de droit public à l’Université de Grenoble Alpes (UGA). Selon cet expert des droits fondamentaux, les ressortissants ne peuvent pas être “bannis” de leur pays, mais la liberté d’aller et venir “n’est pas un principe absolu: on peut la restreindre“, comme le montre l’existence de couvre-feux ou de mesures de confinement. D’ailleurs, le protocole 4 à la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, cité par les opposants à la fermeture des frontières, stipule certes que “nul ne peut être privé du droit d’entrer sur le territoire de l’Etat dont il est le
ressortissant” et que toute personne a le droit de “quitter n’importe quel pays, y compris le sien“, mais précise aussi que des restrictions peuvent être apportées, dans le cadre de la loi, y compris pour maintenir la protection de la santé.
“Pour que la mesure tienne, il faut qu’elle qu’elle soit nécessaire, adaptée aux circonstances et proportionnée. Le problème ici est la proportionnalité, à savoir: y a-t-il des mesures moins liberticides que le gouvernement aurait pu prendre ?, poursuit Serge Slama. On aurait pu imaginer un système plus adapté basé sur les vaccins ou des contrôles différents en fonction des régions de destination ou de provenance, par exemple“.
Pour Me Thibault Saint-Martin, avocat au sein du cabinet Hope Avocats, le gouvernement peut mettre en place des restrictions au retour en France, mais ne peut pas prendre des mesures “absolues“, d’où les motifs impérieux qui sont autant d’exceptions pour permettre aux citoyens français de renter et de sortir du territoire. Toutefois, pour lui aussi, le caractère proportionné de la fermeture des frontières pose question, d’autant qu’elle n’a pas de date de fin précise. Elle est conditionnée à l’état d’urgence sanitaire, dont la prolongation est décidée au Parlement. Selon lui, l’imposition d’une mesure d’isolement (quarantaine, quatorzaine…) à l’arrivée sur le territoire, assorti de la présentation d’un test négatif, sont plus adéquats compte-tenu des engagements internationaux de la France. “Même les pays les durs sur le plan migratoire n’empêchent pas à leurs ressortissants de rentrer sur le territoire“, observe-t-il. À sa connaissance, seule l’Algérie pratique cette politique. “Ça créé des problèmes, des situations où les gens sont bloqués. C’est gênant du point de vue du droit international de demander des justifications pour rentrer dans son pays. C’est un précédent très grave“.
Basé à Montréal, Yan Chantrel reçoit de nombreux messages de Français qui estiment que les motifs impérieux sont injustes. “Qu’est-ce qu’un motif impérieux sur le plan juridique ? Est-ce que la santé mentale peut-être un motif impérieux ? Doit-on uniquement être autorisés à voir nos proches quand ils sont mourants et non pas quand ils accouchent aussi ? Il y autant de motifs impérieux que de personnes“. Il constate d’ailleurs que la liste des motifs est constamment allongée, preuve selon lui que la décision a été prise à la va-vite. “Ce qui est inquiétant, c’est qu’on a l’impression que cette décision qui touche nos libertés fondamentales a été prise sur un coin de table“. Lui prône des mesures alternatives, comme l’obligation de tests au départ et à l’arrivée en France et l’exercice de “mesures coercitives” pour contrôler le respect de l’isolement des voyageurs à l’arrivée. “On ne veut pas voyager à tort et à travers. On voudrait que le gouvernement prenne des mesures sanitaires adéquates aux frontières“.
Pour Serge Slama, les opposants de ce “travel ban” français pourraient rencontrer au moins un obstacle: “les juges français ne font pas de vrais tests de proportionnalité, comme on l’a vu dans des décisions récentes sur les cinémas ou les remontées mécaniques de ski, dit-il. Dans le contexte sanitaire actuel, il a tendance à suivre le gouvernement“.