Vous arrive-t-il de ne pas reconnaître des dialogues d’un film que vous auriez pourtant juré connaître par cœur ? Que ce soit un film d’animation Walt Disney ou toute autre production américaine, les chances sont grandes pour qu’il existe deux versions françaises de doublage : l’une réalisée au Québec, l’autre en France. Pourquoi ? C’est notre question bête de la semaine (et non la réponse n’a rien à voir avec l’accent…).
Le double doublage francophone s’est inscrit dans le paysage cinématographique en raison des législations en vigueur de chaque côté de l’océan Atlantique. Ces règles concernent les productions diffusées dans les salles de cinéma.
Au Québec, depuis les années 1980, la Loi Bacon (que l’on doit à la femme politique Lise Bacon et non à l’acteur Kevin Bacon), contraint les salles de cinéma à présenter les films en version française au plus tard 45 jours après la sortie de la version originale. Jusqu’à récemment, les films américains sortaient bien plus tard en Europe, et les doublages réalisés en France apparaissaient souvent au moins 3 mois après la sortie au Québec. Ce délai a poussé les Québécois à développer leur propre marché du doublage.
Parallèlement, en France, une loi a longtemps interdit l’importation de doublages, de l’extérieur de l’Hexagone jusqu’en 1996, puis de l’extérieur de l’Union européenne. De nos jours, seuls les doublages réalisés sur le territoire européen peuvent être diffusés dans les cinémas français, sauf pour quelques exceptions.
Il est probable que vous ayez déjà été surpris par le français plutôt neutre utilisé par les doubleurs du Québec.
« Les films doublés au Québec sont faits dans un français dit international, que l’industrie décrit comme neutre puisqu’il masque les différences régionales et s’aligne sur une langue française proche du français standard », explique Kristin Reinke, professeure de sociolinguistique à l’Université Laval spécialisée dans les questions liées au doublage.
En effet, au Québec, les doublages ont tendance à faire disparaître les éléments de langage locaux. L’objectif serait ainsi de ne pas re-nationaliser le film, c’est-à-dire de le rendre compréhensible pour le public tout en s’assurant qu’il soit encore perçu comme une production étrangère traduite. Cette logique vise à éviter, par exemple, que des expressions typiquement québécoises se retrouvent dans la bouche d’un personnage vivant dans le Bronx, à New York.
Kristin Reinke et son équipe ont également observé une certaine constance dans les situations de communication dans les films. Leurs recherches démontrent que dans les doublages québécois, la prononciation et les expressions demeurent plutôt neutres, et ce, qu’il s’agisse d’une discussion entre amis dans un bar ou entre un patron et ses employés.
Il est important de noter que les premiers doubleurs des versions québécoises étaient souvent d’origine française, des expatriés. « Il y avait là un certain purisme, une volonté d’offrir une langue correcte, de qualité, à l’époque où on croyait encore que le seul français correct était le français de France », souligne la chercheuse.
Mais comment pourrait-on discuter du Québec sans évoquer la question de l’identité culturelle ? Si la question du doublage suscite un vif intérêt depuis des décennies dans la belle province, c’est surtout parce qu’elle renvoie à l’identité linguistique, un pilier de la société québécoise.
« La population québécoise veut se reconnaître dans le doublage », affirme Kristin Reinke. Selon la chercheuse, certains cinéphiles québécois ont souvent accusé les doublages français d’adopter un style « trop à la française » utilisant à répétition des expressions d’argot parisien ou d’autres régions de France.
Donc, si les Québécois qui souhaitent sentir une connexion avec les doublages se retrouvent avec un contenu qui tend vers la neutralité, peut-on dire que l’objectif est accompli ? Selon Kristin Reinke, l’identification se fait dans ce cas par la négative, à travers la suppression d’expressions spécifiques à la France. Et surtout, les Québécois reconnaissent leurs doubleurs locaux. Xavier Dolan, par exemple, prête sa voix notamment à Rupert Grint dans la saga Harry Potter, à Taylor Lautner dans Twilight, et plus récemment à Timothée Chalamet et Eddie Redmayne.
« Dans les télé-séries et les productions locales, on retrouve toute la diversité du français québécois, mais pas dans les films de cinéma doublés », ajoute Kristin Reinke.
Les doublages québécois qui ont osé mettre en avant certaines spécificités linguistiques ne sont souvent pas passés inaperçus. Certains ont été encensées par la critique, d’autres ont été supprimés par les diffuseurs. Les dessins animés Les Simpson et Les Pierrafeu ont par exemple très bien fonctionné, tandis que la version québécoise de la série Ally McBeal a été retirée de la plateforme de TVA après avoir été sévèrement critiquée.
Un doublage peut transformer une expérience cinématographique. Récemment la série Fallout a suscité l’attention. Selon le média Le sac de chips, le doublage québécois rend le visionnage encore plus amusant. Faites-vous votre propre avis, mais que penser de l’utilisation à outrance des sacres québécois par un chevalier de Californie plongé dans un monde post-apocalyptique futuriste ?
Voici une pépite d’une heure et demi d’extraits de films dans cette vidéo. Elle a été réalisée par le Québécois Sylvio Le Blanc, titulaire d’une maîtrise en cinéma passionné par les enjeux liés au doublage. Bien que Québécois pure laine, il exprime depuis des années son attachement aux doublages de France. Il a notamment rédigé en 2016 un mémoire dans le cadre d’une consultation publique menée par le Ministère de la Culture et des Communications du Québec. Il affirme avoir passé trois ans à confectionner ce florilège d’exemples tirés de centaines de films, dans le but, dit-il, de « montrer la supériorité du doublage français sur le doublage québécois ».
Maintenant, il ne vous reste plus qu’à vous faire votre propre idée !