Manhattan, dans un local de production des restaurants de Daniel Boulud. Blouse blanche, voix posée, Arthur Dehaine traverse une journée en sur-régime. Pas facile à joindre, surcharge de boulot oblige : « Désolé. C’était un petit peu le rush après le concours ». Le « concours », c’était la finale panaméricaine du Championnat du Monde de pâté-croûte remportée quelques jours plus tôt à Montréal. « Ça me fait très plaisir que vous ayez pensé à moi. »

À 31 ans, Arthur Dehaine a déjà un parcours riche. Originaire du nord de la Picardie, il a grandi dans une famille de bons vivants. « J’ai une maman qui cuisine excessivement bien. On a un petit corps de ferme, un jardin, un peu d’élevage. J’ai eu la chance d’avoir de bons produits », raconte-t-il. Ce goût du vrai, du produit, l’accompagne depuis l’enfance.
Formé par les maîtres du pâté-croûte
Très jeune, il sait qu’il veut cuisiner mais ses parents sont prudents et lui conseillent d’abord de « faire un bac général », puis de vérifier que la passion résiste à la réalité du métier. Le bac en poche, et après plusieurs stages dans des restaurants, Arthur Dehaine entre à l’école Ferrandi à Paris, l’une des meilleures écoles de cuisine de France. Là, il découvre l’exigence du métier, la rigueur du geste, le goût de la transmission, une valeur qui lui est chère.
Et sa curiosité pour les savoir-faire artisanaux et son attrait grandissant pour les produits charcutiers le mèneront, quelques années plus tard, à pousser la porte des célèbres maîtres charcutiers de la Maison Verot où il découvre ce qui deviendra un de ses terrains d’expression favori : le pâté en croûte. D’ailleurs, dit-on « pâté-croûte » ou « pâté en croûte » ? Arthur Dehaine sourit à la question. « Alors il y a les deux écoles… pâté croûte, normalement, c’est la région de Lyon; dans le nord de la France, on dit plutôt pâté en croûte. Moi, je suis originaire de la Picardie, alors j’ai toujours dit ‘en croûte’ », raconte-t-il.
Impossible en revanche de lui soutirer la moindre information sur la recette qui lui a valu la victoire à Montréal. « Normalement, on n’a pas le droit de la dévoiler avant la finale mondiale. Mais je peux dire que c’est un pâté-croûte très français, classique, avec des goûts de cuisine traditionnelle et des techniques bien réalisées. »
Le travail derrière ce succès ? Colossal. « Je faisais des essais après le boulot, les week-ends, tout le temps. Je voulais que tout soit juste : la farce, la pâte, la gelée. » Le résultat : la victoire panaméricaine, et un billet pour la finale mondiale du 1er décembre prochain à Lyon. « Je vais garder la même base de recette, l’affiner encore un peu. Là, je prépare les derniers essais, c’est beaucoup d’organisation. »
Une histoire de transmission
L’envie d’explorer la charcuterie lui vient presque naturellement : « À la maison, mes parents faisaient un peu de terrines, de jambon, de pâté… Ça m’a toujours intrigué. » Alors qu’il travaille déjà en cuisine, il décide de frapper à la porte de l’un des plus grands. « J’ai appelé la Maison Verot, raconte-t-il. Je leur ai dit : je voudrais juste apprendre, quitte à recommencer à zéro. »
Gilles Vérot accepte. « Il m’a dit : Viens chez nous, tu reprends en tant que commis, tu vas apprendre. » Arthur Dehaine quitte le confort de son poste pour retourner au bas de la hiérarchie en cuisine. « Je me suis vraiment éclaté. C’est une vraie maison de transmission, avec de vrais formateurs. » Il apprend la précision, la patience, et surtout l’humilité du geste juste, celle qui ne le quittera plus.

New York chez Daniel Boulud
Puis, un jour, les États-Unis. Lors d’un entretien de fin d’année, Gilles Vérot lui glisse : « Si tu veux voyager, il y a un poste qui va se libérer à New York, dans quelques semaines. » Le jeune Picard rit encore en se rappelant la scène : « Je lui ai dit : ‘New York ? Je n’ai même pas de passeport !’ »
Il n’hésite pourtant pas longtemps. À l’époque, son patron collabore étroitement avec Daniel Boulud, grand chef lyonnais installé aux États-Unis. Il y développe un programme de charcuterie maison dans ses restaurants new-yorkais. « Quelques mois après, je me retrouve de Paris à New York. Je parlais un peu anglais, pas très bien, mais je me suis lancé. »
Il a alors 25 ans. C’est un saut dans le vide. Il découvre une autre dimension : le rythme, les produits, l’exigence. « Quand on travaille pour Daniel Boulud, on donne son maximum tous les jours. Il est là, il nous appelle, il connaît tout le monde. C’est un très grand chef. Bien sûr, c’est de la pression, mais c’est une bonne pression. »
Aujourd’hui, chef charcutier pour l’ensemble des restaurants new-yorkais de Daniel Boulud, Arthur supervise la production de toutes les charcuteries, conçoit des recettes sur mesure pour les chefs, et perpétue une tradition qu’il considère comme un devoir.
Mais si la consécration pointe à l’horizon, Arthur Dehaine garde la tête froide. « Le talent, c’est subjectif. Beaucoup de travail, ça fait la différence. » Son épouse Laurine, sa « première supportrice », le décrit comme « incroyablement talentueux, mais surtout très humble ». Il rougit. Mais confirme, avec un sourire : « Être humble, je pense que c’est important. On ne fait rien seul, surtout dans ce métier. »
Dans quelques semaines, il s’envolera pour Lyon, berceau du pâté-croûte, pour affronter les meilleurs du monde et tenter de décrocher le titre de champion du monde remporté l’an dernier par le chef japonais Taiki Mano. « C’est une aventure d’équipe. Derrière chaque terrine, chaque gelée, chaque croûte dorée, il y a des mains, des conseils, des heures d’essais. » Un sourire, encore : « C’est ça, le vrai prix ».
