Alors que le Canada fait figure de pionnier libéral en légalisant le cannabis, la règlementation du commerce de l’alcool au Québec semble, à l’inverse, bien restrictive. La remise en cause du monopole de la Société des alcools du Québec (SAQ) refait d’ailleurs régulièrement surface dans le débat politique québécois, y compris pendant la campagne des dernières élections générales. Mais d’où vient ce monopole qui étonne tant les Français lorsqu’ils achètent leur première bouteille de vin au Québec ? Un éclairage avec Gilles Laporte, professeur d’histoire au Cégep du Vieux Montréal.
“À un siècle de distance et de manière semblable, d’une part on légalise un produit qui était jusque là clandestin et d’autre part on en fait un monopole d’Etat (…). Il y a des analogies“, observe le professeur, comparant les réglementations du cannabis et de l’alcool. En effet, si on la replace dans le contexte historique du “régime sec”, la création de la “Commission des liqueurs de Québec” (ancêtre de la SAQ) en 1921 était une mesure libérale.
Gilles Laporte rappelle, à cet égard, “l’histoire compliquée entre l’Amérique et l’alcool“, marquée par la Prohibition. “Cela remonte à l’époque des autochtones et des pionniers où l’alcool a fait des ravages effroyables, raconte le professeur. Nous avons un rapport suspect avec l’alcool alors que la marijuana, c’est l’Amérique de Woodstock, c’est les beatniks…“.
Lorsque le Québec légalise l’alcool, il est pionnier en Amérique. “En 1921, la Prohibition s’étendait sur tous les territoires sans exception au nord du Rio Grande : les Etats-Unis et les 9 autres provinces canadiennes, précise le professeur. Sur le territoire québécois, 9 villes sur 10 étaient des “villes sèches“. Il y avait deux endroits où l’on pouvait encore acheter de l’alcool avant la création de la SAQ : à Montréal et Saint-Pierre-et-Miquelon (…), qui se distinguait d’ailleurs par son réseau de contrebande”.
Avant que les bouteilles puissent être légalement débouchées au Québec, deux référendums sur la prohibition ont été organisés à l’échelle du Canada en 1898 et 1919. Dans les deux cas, seul le Québec a voté contre la prohibition ! L’origine française d’une partie de la population québécoise pourrait-elle expliquer le résultat de ce vote ? “Elle y participe, confirme Gilles Laporte. L’autre raison, c’est le catéchisme. Ailleurs, les mouvements prohibitionnistes étaient animés par les religions protestantes où l’on associait candidement l’alcool et l’enfer…“.
Finalement, loin d’être une mesure conservatrice, la création du monopole de la SAQ correspondait, selon le professeur, à “une manière québécoise de faire les choses (…) : restreindre l’accès tout en ne l’interrompant pas tout à fait“. En parallèle, les “tavernes” (anciennes brasseries) étaient très règlementées. Réservées aux hommes jusqu’en 1982, leurs cubes de verre laissaient passer la lumière mais jetaient un voile pudique et discret sur les activités des clients.
Autrefois très strictes (comptoir grillagé derrière lequel les produits sont cachés, 1 seule bouteille de spiritueux par client), les pratiques commerciales de la SAQ se sont heureusement assouplies, sans que le monopole soit aboli. Et ce n’est pas faute d’avoir mis le débat sur la place publique ! En 1985, une tentative de privatisation de la SAQ a même vu le jour sur l’initiative du ministre péquiste Rodrigue Biron, mais elle a été annulée l’année suivante par un gouvernement libéral.
Mais alors pourquoi trouve-t-on de l’alcool (mauvais en général) chez les dépanneurs ? Parce que le monopole de la SAQ couvre la première distribution des alcools forts, spiritueux et vins importés embouteillés “au château” (au vignoble). Les dépanneurs doivent donc se contenter de l’alcool importé en vrac et embouteillé au Québec, la bière et le cidre léger. À leurs revendications s’ajoutent celles de chaînes qui aimeraient voir le monopole remis en cause.
Un rapport du cabinet PricewaterhouseCoppers (PwC), sorti en septembre 2018 à la demande de Philippe Couillard, a dû néanmoins décevoir les partisans d’une réforme. Il conclut notamment que la fin du monopole ne garantirait pas une diminution des prix et qu’elle aurait même des impacts négatifs, notamment sur l’emploi. Depuis, François Legault a signifié son intention de “regarder la possibilité d’ajouter de la concurrence” en s’orientant non vers une privatisation mais une libéralisation, sans écarter non plus le statu quo. La messe n’est pas encore dite.