Ils se sentent trahis, sont forcés de vivre dans l’incertitude et refusent de se taire. Depuis l’abolition du Programme de l’expérience québécoise (PEQ) – la voie principale qui permettait aux résidents temporaires d’obtenir la résidence permanente – des milliers de personnes descendent dans les rues et exhortent le gouvernement Legault à revenir sur sa décision, ou, à défaut, à appliquer une « clause grand-père » pour celles et ceux qui avaient déjà bâti leur vie ici.
Deux parcours incarnent cette situation : celui de Florence, une mère de famille française qui travaille dans le réseau de la santé, et celui de Mariia, assistante administrative dans le tourisme qui a fui la guerre en Ukraine. Toutes deux suivaient leur trajectoire d’immigration selon les règles établies… jusqu’à ce que Québec change les règles du jeu sans préavis.
Un sentiment de trahison
Pour de nombreux travailleurs venus s’installer au Québec, le PEQ n’était pas qu’un formulaire : c’était la garantie d’un avenir possible ici. Et Florence Bollet-Michel en est l’exemple parfait.
Arrivée en avril 2023 avec sa famille, recrutée par un organisme gouvernemental pour combler la pénurie dans les soins à domicile pour personnes âgées, elle avait reçu un message clair : travailler deux ans et accéder à la résidence permanente. Un message qui sonnait comme une promesse.
« On m’a dit de ne pas m’inquiéter, que j’aurais du travail pour plus d’une vie, que j’obtiendrais ma résidence permanente avant la fin de mon premier contrat de travail », se souvient Florence Bollet-Michel.
Elle a acheté une maison, inscrit ses enfants à l’école, investi ses économies et son énergie dans une société qui affirmait qu’elle avait besoin d’elle.
Le 5 juin 2025, tout bascule. Le PEQ est suspendu du jour au lendemain. Lorsqu’elle tente de déposer son dossier le matin même – drôle de hasard de la vie – il est trop tard. Elle se retrouve désormais soumise au Programme de sélection des travailleurs qualifiés (PSTQ), un système à points sans garanties, fondé sur une invitation impossible à prévoir.
« On ne s’est jamais imaginés que le gouvernement reviendrait sur cette promesse qui avait été faite, sinon on ne serait pas venus », assure-t-elle.
Des trajectoires de vie brisées
Mariia Kolosova, 39 ans, n’a pas quitté l’Europe pour l’aventure : elle a fui la guerre en Ukraine. Originaire d’Odessa, elle arrive en septembre 2023 avec son chat et l’espoir d’un nouveau départ à Montréal : apprendre le français, trouver un emploi, s’intégrer, et, à terme, obtenir la résidence permanente.
Son parcours coche toutes les cases : francisation rapide, emploi qualifié dans le tourisme, employeur satisfait, relation amoureuse avec un Québécois. Elle avait tout aligné pour déposer son dossier au PEQ. Il ne lui restait que 12 mois d’expérience professionnelle à cumuler. Mais le programme a disparu avant qu’elle n’y parvienne.

Avec 490 points au PSTQ, elle estime n’avoir « absolument aucune chance » d’être sélectionnée. Elle pourrait prolonger son permis temporaire, sans doute, mais son avenir, lui, est en suspens. Ses projets d’études, sa carrière, sa vie affective : tout repose désormais sur une loterie administrative.
Elle a construit une nouvelle vie et s’est intégrée à la société québécoise. « J’ai beaucoup d’amis, pas juste ukrainiens, des amis québécois qui sont avec moi aux manifestations », partage Mariia, qui espère pouvoir continuer sa vie ici, auprès de son conjoint, dans un pays en paix.
Mais l’exil n’efface pas les liens. Ses parents, trop âgés pour partir, sont restés en Ukraine. « Je n’ai pas le cœur tranquille, mais je ne peux pas les convaincre », confie-t-elle. « Nous nous appelons chaque jour, ou presque », ajoute-t-elle, parfois incapable de les joindre pendant les coupures d’électricité causées par la guerre.

Une forte mobilisation
Face à ces resserrements soudains, la riposte s’organise. Florence Bollet-Michel participe activement au mouvement Le Québec c’est nous aussi, devenu le visage de cette contestation. Les demandes tiennent en deux lignes, répétées à l’Assemblée nationale comme dans les rues :
- Rétablir le PEQ, ou appliquer une clause grand-père pour celles et ceux qui ont engagé leur démarche en respectant les règles existantes.
Cette clause n’a rien de révolutionnaire : elle a été appliquée en 2020 lors d’une précédente réforme du PEQ. À l’époque, elle avait été jugée humaine. Aujourd’hui, elle est qualifiée de favoritisme par le même gouvernement. Pour les personnes concernées, l’incompréhension est totale : il ne s’agit pas d’être favorisé, mais de faire reconnaître un engagement mutuel.
Le mouvement reçoit l’appui de députés de l’opposition, de syndicats et de nombreux québécois.
Dans le réseau de la santé, l’inquiétude est grande : plusieurs travailleurs ne peuvent plus renouveler leur permis en raison du gel de l’EIMT pour les postes à bas salaire. Sans eux, certains services essentiels ne fonctionneraient tout simplement plus, croit Florence Bollet-Michel.
Mariia Kolosova estime avoir mérité le droit d’obtenir sa résidence permanente : « Je pense que ce n’est pas un droit acquis, ce n’est pas quelque chose de gratuit que tout le monde mérite », mais elle demande que l’on reconnaisse les efforts de ceux qui ont « sacrifié beaucoup pour venir ici ».
Florence Bollet-Michel, quant à elle, souligne ce qui se joue, pour elle et pour des milliers de personnes : « Ce sont des personnes qui vont devoir quitter le territoire avec des enfants qui sont scolarisés en plein milieu d’années […] Ce sont des vies brisées, des trajectoires brisées. »
Et elle donne le ton : « On ne lâchera pas. »
