Peter Tangvald a vécu sa vie en mer comme on vit un roman, en quête de liberté perpétuelle. Ce navigateur norvégien a raconté ses tours du monde jusqu’à sa fin tragique. Aujourd’hui, sa fille cadette, Virginia, livre sa propre version de l’histoire. Dans Les enfants du large, la réalisatrice remet sa famille au centre du récit et tente de faire la lumière sur l’homme qu’était son père. Elle cherche un ancrage, soulève le voile sur une lignée hantée par la mort, et tente, enfin, de tourner la page.
Le documentaire autobiographique Les enfants du large prend l’affiche au Québec, quelques mois seulement après la sortie de du livre éponyme. Le film a reçu le prix du public TV5 au meilleur film francophone – Longs métrages au Festival du nouveau cinéma de 2024.
« Il y a trois sortes d’hommes, a écrit Aristote : les Vivants, les Morts, et ceux qui vont sur la Mer. »
Virginia Tangvald est la fille cadette de Peter Tangvald (1924-1991), célèbre navigateur norvégien. Au cours de sa vie, il aura trois enfants, avec trois femmes différentes. D’abord Thomas, puis Carmen. Tous deux perdent leur mère tour à tour dans des circonstances troubles. Le père de famille racontera que la mère de Thomas a été tuée par des pirates, et que la mère de Carmen est passée par dessus bord avant de se noyer.
Virginia naît en pleine mer en 1986 d’une autre union, et vit au large jusqu’à ses deux ans. Un jour, sa mère décide de quitter le navire. Elle part sans prévenir et emmène sa petite fille avec elle pour l’élever au Canada. Quelques années plus tard, le voilier sans moteur de Peter – construit de ses mains, le même sur lequel Virginia est née – fait naufrage sur l’île de de Bonaire, dans les Caraïbes. Peter meurt. Carmen, 7 ans, aussi. Seul Thomas, adolescent, survit.
Les seuls survivants, Virginia et Thomas, grandissent loin l’un de l’autre. Ils se reverront à peine. Leurs rares retrouvailles feront naître une dynamique instable, que Virginia qualifiera de dangereuse. Puis, Thomas disparaîtra mystérieusement en mer, en 2014.
C’est à ce moment-là que Virginia se retrouve seule, sans armes, face à une histoire impossible à oublier. Et à une malédiction qu’elle devra affronter pour survivre.
Virginia Tangvald était convaincue qu’une malédiction planait sur sa famille. Lors d’une rare visite à son frère pendant son adolescence, ils ont eu un accident de la route impressionnant. Ce jour-là, ils en viennent à une conclusion déroutante : il valait peut-être mieux garder leurs distances. « Ça m’avait effrayée, c’est comme s’il n’y avait rien de plus naturel que de mourir ensemble, c’était comme une conclusion poétique. »
Mais lorsqu’elle perd son frère, plus de vingt ans après avoir déjà perdu son père et sa sœur, quelque chose bascule. Le besoin de comprendre devient irrépressible. « J’ai tenté d’enterrer l’histoire en pensant que je pourrais la neutraliser », confie-t-elle aujourd’hui. Virginia remonte le fil. France, Guyane française, Porto Rico : elle enquête, fouille les lettres, les carnets, les journaux de bord. Elle interroge, recolle les morceaux, tente de faire sens.
Son père, elle l’a longtemps idéalisé – aventurier libre, prêt à tout pour une vie exaltante, « quel qu’en soit le prix ». Mais derrière cette figure romanesque, elle découvre un homme aveuglé par sa propre lumière, éclipsant ceux qui l’entouraient, y compris ses enfants. « Si tout le monde est mort, c’est parce qu’il pensait que tout le monde lui appartenait : lui brillait, et les autres étaient des personnages secondaires », affirme-t-elle.
Ignorant encore les clés de son histoire, Virginia croyait être vouée à un destin tragique. Comme dans la mythologie grecque : « J’avais l’impression que c’était comme le chant des sirènes, j’avais envie de me jeter dans la mort. »
Ce travail d’enquête, de mémoire, elle regrette que son frère n’ait pas pu le faire. « Il était trop loyal envers mon père, c’est tout ce qu’il avait, c’est pour cela qu’il s’est jeté dans le vide », croit-elle. Mais en replaçant les enfants – elle, Thomas et Carmen – au centre du récit, elle pense s’être sauvée. Et tente de préserver leur mémoire. Elle dédie d’ailleurs son film à sa soeur Carmen, la seule qui dépendait entièrement des adultes pour s’en sortir : « Autour de mon père, ce n’étaient que des dommages collatéraux, des personnages secondaires. […] Ma sœur aurait dû être protégée, elle aurait toujours dû être la priorité. »
En reprenant les rênes de son histoire, Virginia croit avoir échappé au scénario qu’on avait prévu pour elle :« J’ai l’impression d’avoir déjoué le destin, je l’ai démystifié, rendu plus digeste. »
« Inscrire son histoire dans le collectif, ça a un effet d’ancrage, c’est comme un passeport », confie celle qui a longtemps rêvé d’un sentiment d’appartenance. Son récit en est la preuve : il rappelle combien il est essentiel d’avoir un point d’ancrage dans la vie.
Naître sur un voilier sans moteur au large de Porto Rico, grandir avec la nationalité américaine sans avoir mis les pieds aux États-Unis, découvrir que l’embarcation sur laquelle on est née s’est fracassée contre la rive… Tout cela constitue la promesse d’une longue quête d’identité.
Après des années passées au Canada, Virginia Tangvald vit aujourd’hui en France, où elle espère obtenir la nationalité. En attendant, sa seule vraie pièce d’identité, c’est Les enfants du large.